Interview : Jean DE PANGE

Même le spectateur qui aurait surconsommé du Molière jusqu’à s’en lasser verrait dans le TARTUFFE joué par la compagnie Astrov, mis en scène par Jean de Pange, une pièce sinon neuve, du moins à redécouvrir de fond en comble. Présentée en diptyque avec DOM JUAN lors du dernier Festival OFF d’Avignon, elle trône tout en haut du classement des meilleures pièces de cette édition. Entretien avec le metteur en scène Jean de Pange. 


PLUSDEOFF.com : « Revenons brièvement à l’édition 2014 du Festival OFF d’Avignon où la compagnie Astrov présentait en alternance DOM JUAN et TARTUFFE. J’ai eu l’impression que la troupe avait rencontré un public de connaisseurs qui goûtaient avec beaucoup de finesse ce qui se passait sur scène. Quel bilan tirez-vous du Festival ? ». 

Jean de Pange : « Ça me plaît bien que vous parliez de finesse. Il me semble que oui, nous essayons à notre mesure de travailler avec finesse. Effectivement le spectacle semble avoir trouvé son public cet été à Avignon. C’est une satisfaction. »


PLUSDEOFF.com : « Comment vous est venue l’idée, d’abord pour DOM JUAN en 2010, maintenant appliquée à TARTUFFE, d’un dispositif où le public encadre la scène ? »

Jean de Pange : « Le travail initial sur DOM JUAN s’est fait lors d’un laboratoire au CNSAD¹ avec Jean Pierre Vincent il y a quelques années déjà. Mon idée première était de rassembler les spectateurs et les acteurs autour d’une grande table. Un espace de débat en gros. En fait je souhaitais me passer d’espace scénique. Mais bon la table ça s’est avéré compliqué, trop limité, alors j’ai du opté pour un cercle de parole qui peut contenir plus de monde. Dans les répétitions, les acteurs étaient attirés par le centre du cercle. Moi je voulais qu’ils restent assis sur les chaises du cercle, qu’ils restent avec les spectateurs, qu’ils luttent pour obtenir l’attention de tous, qu’ils ne soient pas sur scène. Car après c’est trop facile : on parle, on joue et puis on oublie d’essayer de convaincre. Bien-sûr au bout du compte j’ai perdu la partie, les acteurs se positionnent au centre également mais je dirais que c’est dans cette tension-là que tout le travail s’est fait. Plus tard quand j’ai décidé d’en faire un spectacle, il a fallu adapter ce qui n’était qu’un labo aux contingences d’une production, donc oui par la force des choses le cercle de parole s’apparente aujourd’hui à un dispositif quadrifrontal. Mais le geste est resté exactement le même.

En ce qui concerne TARTUFFE, ça s’est passé lors d’une date de tournée de DOM JUAN. Julien Kosellec —un des comédiens de l’équipe— m’a soufflé l’idée de monter TARTUFFE avec le même groupe. Une sorte de diptyque. Je me souviens avoir immédiatement décidé de le faire —et avec le même dispositif— sans même avoir pris le temps de relire la pièce… Ce n’était ni très prudent ni très sérieux comme approche mais la perspective de monter un spectacle dans un dispositif pensé pour un autre m’excitait pas mal. Et au final on peut dire qu’on a eu de la chance car le quadrifrontal trouve un écho pertinent dans TARTUFFE. Un peu comme si les spectateurs se trouvaient chez Orgon. De témoins dans DOM JUAN, ils deviennent complices dans TARTUFFE. »


PLUSDEOFF.com : « Question peut-être provocante : le dispositif scénique minimaliste réduit-il à la portion congrue le rôle du scénographe, ou bien cela amène-t-il ce dernier à développer d’autres aspects de son intervention ? »

Jean de Pange : « Votre question n’est en rien provocante et touche au coeur de notre travail. Je ne voulais pas de scénographie car je cherchais autant que possible à échapper à toute re-présentation de l’oeuvre. Je veux dire, échapper à la nécessité de produire un « discours sur ». Notre volonté est plus de traverser l’oeuvre, d’en jouer, de dialoguer avec elle que de nous l’approprier. Ce n’est pas notre TARTUFFE mais bien TARTUFFE que nous proposons. En montant cette pièce —ce deuxième volet de notre diptyque— j’ai compris que ce qui importe est notre approche globale du plateau, des textes et non spécifiquement le discours que nous pourrions avoir sur telle ou telle oeuvre. Qui plus est lorsque c’est une pièce classique. Ce qui est magnifique avec les grands textes c’est qu’ils ont traversé les époques justement, alors je ne vois pas pourquoi je placerais TARTUFFE dans tel ou tel contexte. Ce serait nécessairement réduire le propos. Je me souviens d’une interview de Vitez sur les costumes de son DOM JUAN, il parlait de la recherche du « costume d’éternité ». Ça m’a beaucoup parlé. Alors oui comment jouer TARTUFFE ou DOM JUAN sans en donner une représentation ? C’est impossible bien-sûr, ne serait-ce que parce que les acteurs s’approprient les personnages. Mais notre volonté était de maintenir à distance le plus possible le diktat de l’esthétisation. C’est le rêve d’une démarche iconoclaste en quelque sorte. Aujourd’hui on définit et distingue les metteurs en scène par leur esthétique. C’est incroyable quand même quand on y pense… On vit dans une société totalement assujettie à l’image. »


PLUSDEOFF.com : « Dans votre note de mise en scène de TARTUFFE, vous parlez d’un « acteur responsable », « maître des situations en direct. » Cette méthode de travail serait-elle applicable à des textes où les indications de l’auteur sont très nombreuses, comme chez Feydeau ? »

Jean de Pange : « Je pense, oui. Une fois les indications intégrées, même nombreuses, il reste toujours une grande marge. Dans notre travail nous nous intéressons aux situations. Exclusivement aux situations. Or celles-ci ne sont pas duplicables à l’infini, c’est un peu différent tous les soirs. Aussi j’invite les acteurs à être disponibles à cela et à accepter que le canevas diffère légèrement à chaque représentation. »


PLUSDEOFF.com : « Vous intervenez depuis plusieurs années, ainsi que votre assistante à la mise en scène Claire Cahen, auprès de détenus de la maison d’arrêt de Metz. Sur quels textes travaillez-vous avec les détenus, et quels bénéfices tirent-ils de cette expérience ? »

Jean de Pange : « Nous les faisons écrire et/ou improviser principalement. Et puis en fonction de la thématique choisie, on mélange leurs productions avec des extraits de textes contemporains pour la plupart. Mais ici le théâtre est un moyen pour créer un espace de parole et d’échange. En tout cas c’est comme ça que nous envisageons notre travail. Il y a parfois des séances entières où nous ne faisons que parler. C’est tellement lourd parfois. Il y a toujours au final une représentation (parfois hors de la prison). Ce sont des moments d’une intensité inouïe. Je pourrais répéter des centaines d’heures mes spectacles, je ne parviendrais pas à reproduire la moitié de l’intensité présente lors de ces représentations. »


PLUSDEOFF.com : « Quels sont les metteurs en scène dont vous suivez le travail ? Quelles pièces vous ont particulièrement intéressé ces dernières années ? »

Jean de Pange : « Thomas Ostermeier, j’avais jamais été fan, mais son formidable LE MARIAGE DE MARIA BRAUN que j’ai vu à Avignon, ça a été une leçon de mise en scène quand même. Beaucoup plus récemment j’ai découvert le travail de Sylvain Creuzevault et j’ai été soufflé. Quel projet ! LE CAPITAL ET SON SINGE, c’est fou quand même. Robert Lepage a toujours été une référence. Surtout ses solos qui sont des spectacles cultes pour moi : LA FACE CACHÉE DE LA LUNE, LE PROJET ANDERSEN. J’ai eu l’occasion de travailler avec Arpad Shilling, après avoir été un spectateur assidu de ses créations, et j’ai été très marqué. Même chose pour le metteur en scène lituanien Eimuntas Nekrosius, ça date déjà un peu mais son OTELLO c’était un choc. »


PLUSDEOFF.com : « Quels sont vos projets de mise en scène ? Y a-t-il des pièces que vous rêvez de mettre en scène ? »

Jean de Pange : « MA NOSTALGIE, le prochain spectacle de la compagnie sera créé au mois de mars au Théâtre de l’Ancre à Charleroi. Un doku/drama (comme disent les Allemands) autour de la personnalité singulière du comédien congolais Richard Mahoungou. C’est un spectacle que nous écrivons à plusieurs mains, notamment avec l’auteur Julien Bissila. Nous serons peut-être présents à Avignon en 2015 avec ce spectacle. Il y a aussi un projet avec l’auteur Emmanuel Darley sur les correspondances amoureuses à l’heure du chat. Et puis HAMLET. Peut-être. Si les vents sont bons… »

Propos recueillis par Walter Géhin, PLUSDEOFF.com


Walter Géhin, Plusdeoff, 15 juillet 2014
Walter Géhin, Plusdeoff, 15 juillet 2014

Entrée du public. Nous pénétrons dans une salle qu’on imagine conventionnelle : scène, gradins, comédiens, spectateurs, deux « équipes » bien à leur place destinées à se faire face le temps de la représentation. Que nenni ! Le metteur en scène Jean de Pange a choisi de nous placer dans l’espace scénique, de faire de nous des spectateurs-acteurs. Rien de nouveau me direz-vous. C’est exact. Pourtant, notre posture est d’emblée bousculée. L’accueil chaleureux par les comédiens eux-mêmes – occupant la fonction de l’ouvreuse – a de quoi troubler. On comprend dès lors la volonté de créer une proximité, une intimité avec un public réellement invité ici à partager un instant de la vie d’Orgon et de sa famille.

L’intrigue est simple. On la connaît. Orgon et Madame Pernel, sa mère, sont tombés sous la coupe de Tartuffe. Celui-ci, abusant de la confiance qu’ils ont placée en lui, s’emploie à séduire Elmire, la femme de son bienfaiteur. Jean de Pange fait du personnage de Tartuffe un séducteur, incarnation étonnante s’il en est de Dom Juan. Le talentueux Julien Kosellek campe un faux dévot tout en séduction langoureuse, qui n’est pas sans rappeler Marlon Brando. Cela tient certainement à son marcel noir moulant, son tatouage, ses biceps à vue et ses cheveux gominés. Il devient sous la direction de Jean de Pange un « bad boy » qui séduirait n’importe quelle pucelle effarouchée. Elmire (Céline Bodis) et Dorine (Clémentine Bernard) sont quant à elles d’une justesse indéniable. Elles oscillent avec légèreté entre femmes du monde et femmes fatales, capables de passer tour à tour de la rigidité maîtrisée à la beauté érotique de la lionne. Mariane et Damis, les enfants de la famille sont interprétés par Fabrice Cals. Le comédien leur donne une couleur comique. Son talent l’exempt de tout artifice de travestissement. Sans difficulté aucune, il passe d’un personnage à un autre par un simple sweat-shirt à capuche. Aucune fausse note. On adhère. Même constat pour Laurent Fratalle (Valère et Laurent), un comédien dont la diction est impeccable.

Un dépouillement qui fait la part belle aux comédiens

Pas de costume, pas de décor. Une simple table au centre du « ring » qui permet aux corps d’exprimer l’émotion. La scène magistrale durant laquelle Orgon (Laurent Joly) observe sa femme confondre Tartuffe est d’une énergie folle. Ici, pas d’amant dans le placard mais un mari sous la table, mari atterré par ce qu’il voit et entend : des paroles et des gestes d’une indécence scandaleuse. Le jeu magistral de Laurent Joly vient mettre en lumière l’impulsivité et l’autorité affectée d’un homme qui tente de s’imposer dans une famille peu encline à le suivre. D’ailleurs, il ne peut qu’admettre sa désillusion… Tout comme Tartuffe, désavoué, qui quitte le plateau la queue entre les jambes.

Ce spectacle, résolument moderne, montre que le travail de direction d’acteurs peut à lui seul servir le texte. Les guitares qui s’invitent sur le plateau permettent aussi à Tartuffe de « slamer » Molière. L’alexandrin swingue comme une poésie urbaine pour notre plus grand plaisir.


Aurélie Plaut, le 12 juillet 2014, Les Trois Coups.com


La Provence, 25 juillet 2014 / Tartuffe

Nous arrivons dans la salle, les fauteuils disposés en carré forment un cadre à la pièce. Une table siège en son centre. Ses côtés reflètent différentes faces de l’intrigue et dans chaque angle se crée une situation comique. Place aux négociations, Tartuffe, Dorine, Elmine, Orgon, font leur apparition. Attablés sur cette place, nous dégustons disputes, amours et trahisons. Mais surtout l’aveuglement d’Orgon. Les mêmes acteurs enchainent des rôles différents. Tantôt chantant les alexandrins ou tantôt les pleurant. Accompagnés par le chant des guitares, les comédiens donnent le la. Ils se mêlent au public, chantent, jouent sur les tables, frappent l’air de leurs tabourets.

Cette manière électrique de jouer du Molière diffuse sur ces angles une certaine lumière. Nous assistons ravis à cette joute lyrique. Par leur humour, leur rythme et leur modernité, les comédiens transcendent le texte. La compagnie Astrov donne ainsi à l’intrigue toute sa félicité.

 

Matthieu Maniaci, La Provence, 25 juillet 2014










Le Républicain Lorrain, 11 mai 2014
Le Républicain Lorrain, 11 mai 2014